Demande d'un quinzième oiseau Un autre oiseau dit à la huppe :
« Si le roi dont il sagit a en partage la justice et la fidélité, Dieu m'a aussi donné beaucoup de droiture et d'intégrité,
et je n'ai jamais manqué d'équité envers personne.
Quand ces qualités se trouvent réunies en un individu, quel ne sera pas son rang dans la connaissance des choses spirituelles ? »
« La justice, lui répondit la huppe, c'est le roi du salut. Celui qui est équitable s'est sauvé des futilités.
Il vaut bien mieux, en effet, observer l'équité que de passer sa vie entière dans les prosternations et les génuflexions du culte extérieur.
La libéralité elle-même n'est pas préférable dans les deux mondes à la justice qu'on exerce en secret.
Mais celui qui la met ouvertement en pratique sera difficilement exempt d'hypocrisie.
Quant aux hommes de la voie spirituelle, ils ne demandent à personne de leur faire justice, mais ils la reçoivent généreusement
de Dieu. »
Anecdote sur l'imâm Hambal
Ahmad Hambal était l'imâm de son siècle ; son mérite est endehors de tout éloge. Lorsqu'il voulait se reposer de sa science et de sa dignité, il allait auprès d'un homme
qui était nu-pieds. Quelqu'un l'ayant vu devant cet homme nu-pieds se mit à le blâmer et finit par lui dire : « Tu es l'imâm du monde, aucun homme n'a été plus savant
que toi, au point que tu ne te soumets à l'avis de personne, et cependant tu vas auprès de cet homme nu-pieds et nu-tête. »
« Il est vrai, répondit Ahmad Hambal, que j'ai remporté la boule du mail dans les hadis et la sunna, et que j'ai bien plus de science que cet homme nu-pieds ;
mais il connaît mieux Dieu que moi. »
Ô toi que ton injustice rend ignorant ! admire un instant au moins l'intégrité de ceux qui ont les yeux fixés sur la voie spirituelle.
Le roi indien prisonnier de Mahmûd
Les Indiens avaient un vieux roi qui fut fait prisonnier par l'armée de Mahmûd. Lorsqu'on le conduisit auprès de ce dernier, il finit par se faire musulman.
Il connut alors l'amour de Dieu et le renoncement aux deux mondes. Il s'assit seul dans une tente; son cœur s'éleva tandis qu'il s'asseyait dans l'amour.
Il fut nuit et jour dans les larmes et l'ardeur, le jour plus que la nuit et la nuit plus que le jour. Comme ses gémissements étaient profonds, Mahmûd finit
par les entendre. Il l'appela auprès de lui et lui dit: Je te donnerai cent royaumes préférables à celui que tu as perdu. Tu es roi, ne te désole pas à ce point;
cesse désormais de pleurer et de te lamenter. -- Ô padischah! répondit le roi hindou, je ne pleure pas au sujet de mon royaume et de ma dignité; je pleure que si
demain, au jour de la résurrection, Dieu, le vrai possesseur de gloire, m'interroge, il me dira: Ô homme sans loyauté ni fidélité! qui as semé contre moi le grain
de l'injure, tant que Mahmûd ne t'a pas attaqué avec un monde de cavaliers, tu ne t'es pas souvenu de moi; comment cela se fait-il? comment quitter ainsi la ligne de fidélité ?
Il n'en a pas été de même lorsque tu as eu à réunir une armée pour toi-même contre un autre. Sans les soldats qu'il t'a fallu trouver, tu ne te serais pas
souvenu de moi. Dois-je donc t'appeler ami ou ennemi ? Jusqu'à quand y aura-t-il fidélité de ma part et ingratiude de la tienne? Une telle conduite n'est pas permise
en toute justice. Or, si ce discours a lieu de la part de Dieu, quel compte ne devrais-je pas rendre de mon infidélité? Ô jeune roi! c'est cette honte que
j'éprouve et ce trouble que je ressens qui me font verser des pleurs, à moi vieillard.
Ecoute les paroles de la justice et de la fidélité, écoue la lecture du diwân des bonnes œuvres. Si tu es fidèle, entreprends le voyage auquel je te convie,
sinon assied-toi et retires-en tes mains. Celui qui ne se trouve pas dans l'index de la fidélité ne saurait être lu dans le chapitre de la générosité.
Le guerrier musulman et le chrétien
Un guerrier (musulman) demanda orgueilleusement à un infidèle de lui laisser le temps de faire sa prière. Ce dernier le lui accorda, et le guerrier fit sa prière ;
puis le combat recommença et continua vivement. Or l'infidèle eut, lui aussi, une prière à faire, et il voulut avoir à son tour une trêve. Il se retira donc à l'écart ;
il choisit un lieu convenable, puis il courba sa tête sur la poussière devant son idole. Lorsque le guerrier (musulman) vit la tête de son adversaire sur la poussière
du chemin, il dit en lui-même : « J'ai obtenu actuellement la victoire. » Il voulut donc par trahison le frapper de son épée ; mais une voix céleste lui fit entendre
ces paroles : « O homme tout à fait déloyal qui méconnais tes engagements ! est-ce ainsi que tu prétends exercer la fidélité et tenir ta parole ? Cet infidèle n'a pas
tiré l'épée lorsque la première fois il t'a accordé du répit ; or, si tu le frappes actuellement, c'est une véritable folie. Tu n'as donc pas lu les mots du Coran :
Exécutez fidèlement vos promesses ? Tu veux agir sans droiture et manquer à ton engagement. Puisque cet infidèle a agi auparavant avec générosité, n'en manque pas à
son égard ; il t'a fait du bien, voudrais-tu lui faire du mal ? Fais-lui ce qu'il t'a fait à toi-même. La loyauté de cet infidèle t'a tranquillisé ; exerce donc envers
lui la fidélisé, puisque tu es un vrai croyant. Tu es musulman, et tu n'es pas digne de confiance ! tu es, quant à la fidélité, inférieur à un infidèle. »
A ces mots le guerrier s'arrêta et fut inondé de pleurs de la tête aux pieds. Lorsque l'infidèle s'aperçut que son adversaire était en pleurs, ébahi,
l'épée dans sa main, il lui demanda pourquoi il versait des larmes, et le musulman lui avoua la vérité. « Une voix céleste, lui dit-il, vient de m'interpeller et me
traiter d'infidèle par rapport à toi. Si tu me vois stupéfait, c'est d'avoir été vaincu par ta générosité. »
Lorsque l'infidèle eut entendu ces mots précis, il jeta un cri et versa à son tour des larmes en disant : « Puisque Dieu fait en faveur de son ennemi coupable
une telle réprimande à son ami au sujet de la fidélité aux promesses, comment pourrais-je continuer à agir déloyalement à son égard ? Expose-moi les principes
de la religion musulmane, afin que j'embrasse la vraie foi, que je brûle le polythéisme et que j'adopte les rites de la loi. Oh ! combien je regrette l'aveuglement
qui m'a jusqu'ici empêché de penser à un tel maître ! »
O toi qui as négligé de rechercher le seul objet digne de tes désirs et qui as grossièrement manqué à la fidélité qui lui est due ! je pense bien que le ciel
rappellera en ta présence une à une tes actions.
Anecdote sur Joseph et ses frères
Les dix frères de Joseph, pour fuir la famine, vinrent de très loin auprès de leur frère. Ils racontèrent avec désolation leur position, et ils demandèrent un expédient
contre la dureté de l'année. Le visage de Joseph était alors couvert d'un voile, et devant lui il y avait une coupe. Joseph frappa visiblement de sa main la coupe, et
cette coupe fit entendre une sorte de gémissement. Les dix frères, consternés, délièrent alors leur langue devant Joseph et lui dirent tous : « O Aziz ! toi qui connais
la vérité, quelqu'un sait-il ce que signifie le bruit qui sort de cette coupe ? » Joseph répondit alors : « Je le sais très bien ; mais vous ne pourriez en supporter
la mention, car elle dit que vous aviez autrefois un frère remarquable par sa beauté, qui s'appelait Joseph et qui vivait avec vous, sur qui il remportait la boule
du mail par son excellence. »
Puis Joseph frappa de nouveau la coupe de sa main et dit : « Cette coupe annonce, par le son qu'elle produit, que vous tous vous avez jeté Joseph dans un puits et
que vous avez ensuite amené un loup innocent. »
Joseph frappa une fois encore la coupe avec sa main et lui fit rendre un autre son. « Cette coupe, dit-il alors, fait savoir que les frères de Joseph jetèrent
leur père dans le feu du chagrin et vendirent Joseph, visage de lune. »
« Que feront donc aujourd'hui ces infidèles avec leur frère ? Craignez au moins Dieu, vous qui êtes présents ! »
Ces gens furent étonnés de ce discours ; ils furent en eau, eux qui étaient venus demander du pain. En vendant Joseph ils avaient vendu au même instant le monde ; et,
lorsqu'ils se décidèrent à le mettre dans un puits, ils s'enfermèrent tous par là dans le puits de l'affliction.
Celui-là est aveugle qui entend cette histoire et n'en fait pas son profit. Ne regarde pas ce récit avec indifférence, car tout ceci n'est autre chose que ton histoire,
ô ignorant ! Les fautes que tu as faites par manque de fidélité l'ont été parce que tu n'as pas été éclairé par la lumière de la connaissance. Si jamais on frappe
la coupe de ta vie, alors se dévoilent tes actes blâmables. Attends jusqu'à ce qu'on le réveille de ton sommeil et qu'on t'arrête dans tes mauvaises inclinations.
Attends jusqu'à ce que demain on expose devant toi toutes les injustices et tes péchés, et qu'on les compte un à un devant toi. Lorsque tu entendras distinctement
de tes oreilles le son de cette coupe, j'ignore si tu conserveras ton esprit et ta raison. Ô toi qui as agi comme la fourmi boiteuse et qui a été prise au fond
d'une coupe ! combien de fois n'as-tu pas tourné tête baissée autour de la coupe (du ciel) ? Gesse d'agir ainsi, car c'est un vase plein de sang. Si tu restes séduit
au milieu de cette coupe, tu entendras à chaque instant un nouveau son. Déploie tes ailes et passe plus loin, ô toi qui connais la vérité ! sans quoi tu auras à
rougir des sons de la coupe.
Demande d'un seizième oiseau
Un autre oiseau demanda à la huppe :
« Ô toi qui es notre chef ! la hardiesse est-elle permise auprès de cette majesté ?
Si quelqu'un est en possession d'une grande hardiesse, il ne ressent plus ensuite aucune crainte.
Puisque tu as la hardiesse nécessaire, parle, répands les perles du sens et dis les secrets. »
« Toute personne qui en est digne, répondit la huppe, est le mahram du secret de la Divinité.
Si elle déploie de la hardiesse, c'est à bon droit, puisqu'elle a la constante intelligence des secrets de Dieu.
Toutefois, comment l'homme qui connaît ces secrets et qui les comprend pourrait-il les divulguer ?
A quoi bon la contrainte et la réserve quand on est guidé par le pur amour ? Alors un peu de hardiesse est permise.
Comment le chamelier, obligé de se tenir à l'écart, pourra-t-il être le confident du roi ?
Il a beau être hardi comme les gens du secret, il n'en reste pas moins en arrière quant à la foi et à l'âme.
Comment un libertin peut-il avoir dans l'armée le courage de la hardiesse devant le roi ?
S'il y a dans le chemin spirituel un véritable derviche étranger jusque-là aux choses du ciel, le contentement qu'il éprouve
lui donne une confiante hardiesse.
Celui qui est hardi par excès d'amour voit rab (le Seigneur, c'est à dire Dieu) c'est-à-dire l'Ultime en tout, et ne fait plus
la différence entre rab (Dieu) et de rob (la douceur).
Dans la folie que lui cause l'agitation de l'amour, il marchera, poussé par son ardeur même, au-dessus de l'eau.
Sa hardiesse sera alors bonne et louable, parce que cet homme, fou d'amour, est comme du feu.
Mais le salut peut-il se trouver dans le chemin du feu ? Et cependant pourra-t-on dans ce cas blâmer l'insensé ?
Toi aussi lorsque la folie te viendra manifestement on ne pourra comprendre tout ce que tu diras.
Un fou en Dieu et les esclaves de 'Amîd
Le Khorassan jouissait d'une grande prospérité qui était due au gouvernement du prince Âmîd. Il était servi par cent esclaves turcs à visage de lune, à taille de cyprès,
à jambes d'argent, aux cheveux de musc. Ils avaient tous à l'oreille une perle dont le reflet éclairait la nuit et la faisait ressembler au jour ; ils avaient un bonnet
de brocart et un collier d'or ; ils avaient la poitrine couverte d'une étoffe d'argent et une ceinture dorée ; ils avaient d'autres ceintures enrichies de pierreries et
ils étaient montés sur des chevaux blancs. Quiconque voyait le visage d'un de ces jeunes guerriers donnait tout de suite son cour et son âme. Par hasard un fou affamé,
couvert de haillons, les pieds nus, vit de loin cette troupe de jeunes gens, et dit : « Qu'est-ce que cette cavalcade de hourisîn Le magistrat en chef de la ville lui
donna une réponse exacte. « Ces jeunes gens, lui dit-il, sont les pages de 'Amîd, le prince de la ville. » Lorsque cet insensé eut entendu ces mots, la vapeur de la
folie lui monta à la tête, et il dit : « Ô Dieu ! toi qui possèdes le dais glorieux, apprends de 'Amid à prendre soin de tes serviteurs. »
Si tu es comme ce fou, eh bien ! aie sa hardiesse ; élève-toi, si tu le peux, comme la tige élancée, sinon garde-toi d'être hardi, et ne ris pas. La hardiesse des fous
est une bonne chose ; ils se brûlent comme les papillons. Cette sorte de gens ne peut s'apercevoir si le chemin est bon ou mauvais ; elle ne connaît qu'une manière
d'agir.
Anecdote d'un autre fou spirituel
La huppe dit encore : « Un autre fou était tout nu et affamé au milieu du chemin. Or c'était en hiver ; il pleuvait beaucoup, et le pauvre fou fut mouillé par l'eau et
par la neige, car il n'avait ni abri ni maison. A la fin il se réfugia dans un palais en ruine. Lorsqu'il eut mis le pied hors du chemin et qu'il fut entré dans ces
ruines, une tuile lui tomba sur la tête et lui fendit le crâne, au point que le sang en coula comme un ruisseau. Alors cet homme tourna son visage vers le ciel et dit :
« Ne vaudrait-il pas mieux battre le tambour royal plutôt que de frapper ma tête avec une brique ? »
Sentence de l'ingénieur d'un canal
Un homme dénué de ressources et qui demeurait dans un fossé creusé pour un canal, emprunta un âne à un voisin ; puis il s'endormit profondément sur la meule d'un moulin,
et l'âne s'échappa. Alors un loup déchira cet âne et le dévora. Le lendemain, celui à qui l'âne avait été emprunté en réclama-le prix du premier.
Ces deux hommes arrivèrent en courant par la route jusqu'à l'ingénieur du fossé ; ils lui racontèrent la chose, et lui demandèrent qui est-ce qui devait rembourser
le prix de l'âne prêté. « C'est à tout loup affamé, répondit l'ingénieur, qui se montrera dans la plaine déserte, qu'il incombe justement de donner le prix de cet âne,
et vous devez le lui réclamer tous les deux. »
Ô Dieu ! que le loup fera bien cette rétribution, car tout ce qu'il fait n'est-ce pas rétribution ?
Que n'arriva-t-il pas aux femmes d'Egypte parce qu'une belle créature passa auprès d'elles ? Qu'y a-l-il donc d'étonnant qu'un fou éprouve une sensation extraordinaire
en voyant un palais ? Tant qu'il sera dans cet état exceptionnel, il ne regardera rien ni devant ni derrière. Il dira tout de lui-même et par lui-même ;
il cherchera tout de lui-même et par lui-même.
Prière d'un fou au sujet d'un fléau
Une famine eut tout à coup lieu en Egypte, au point que les hommes périssaient en demandant du pain. Ils gisaient mourants pêle-mêle dans tous les chemins, dévorés par la
famine, demi-vivants, demi-morts. Par hasard un fou vit la chose, c'est à savoir, que les hommes périssaient et que le pain n'arrivait pas. Il dit alors
(en s'adressant à Dieu) : « Ô toi qui possèdes les biens du monde et de la religion ! puisque tu ne peux nourrir tous les hommes, crées-en moins. »
Quiconque sera hardi dans cette cour devra s'excuser ensuite quand il sera revenu à lui. S'il y dit quelque chose d'inconvenant et qui ne soit pas exact, il faudra
qu'il en demande humblement pardon.
Anecdote d'un autre fou en Dieu
Un sofi, fou par l'effet de l'amour de Dieu, avait le cour ensanglanté, tourmenté qu'il était par des enfants qui lui jetaient des pierres. A la fin, il alla se réfugier
dans l'angle d'un bâtiment ; mais il y avait une lucarne par laquelle il tomba de la grêle, qui atteignit sa tête. Le fou prit la grêle pour des cailloux ; il allongea
follement sa langue à ce sujet, et il injuria ceux qui, selon lui, lui jetaient des pierres et des briques. Or cette maison était obscure, et il croyait que les enfants
continuaient en effet à lui jeter des pierres. Enfin le vent ouvrit une porte, et l'endroit où il était fut éclairé. Alors il distingua la grêle des pierres ;
il eut le cour serré à cause des injures qu'il avait dites, et demanda pardon à Dieu de ses paroles insensées : « Ô Dieu ! s'écria-t-il alors, cette maison était obscure,
c'est ce qui m'a fait errer dans mon langage. »
Puisqu'un fou a ainsi parlé, ne te pose pas, toi, en contradiction avec Dieu. Celui qui est là, ivre et sans raison, sera sans repos, sans ami et sans cour.
La vie se passe dans l'inaction, et cependant chaque instant offre un nouveau motif d'agitation. Eloigne ta langue de l'éloge de l'amoureux et de l'insensé ;
mais excuse-le néanmoins. Si tu connaissais les motifs secrets de ceux qui sont aveugles à la lumière, tu les excuserais sans doute.
Anecdote sur le schaïkh Wâcitî
Wâcitî allait errant à l'aventure, sans provisions, plongé dans l'ébahissement, quand sa vue s'arrêta sur les tombes des juifs, et sa pensée sur les meilleurs d'entre eux.
« Ces juifs, dit-il à haute voix, sont bien excusables ; mais on ne saurait exprimer cette opinion devant personne. » Un cazî entendit ces mots ; il en fut courroucé,
et fit comparaître devant lui Wâcitî. Comme ces paroles ne convenaient pas à ce juge, il voulut faire rétracter Wâcitî ; mais ce dernier n'y consentit pas, et
s'y refusa positivement en disant : « Si cette malheureuse nation n'est pas dispensée par ton ordre d'entrer dans la voie de l'islamisme, elle l'est toutefois
actuellement par l'ordre du Dieu du ciel. »
Demande d'un dix-septième oiseau
Un autre oiseau, qui paraît être le hibou, dit à la huppe :
« Tant que je serai vivant, l'amour de l'Être éternel me sera cher et agréable.
Séparé de tout, je réside loin de tout, mais je n'abandonne pas la pensée d'aimer cet Être mystérieux.
J'ai vu toutes les créatures du monde, et, bien loin de m'attacher à quelqu'une, je me suis détaché de toutes.
La folie de l'amour m'occupe seule et me suffit. Une telle folie ne convient pas à tout le monde.
J'applique mon âme à l'amour de cet ami ; mais ma recherche est vaine.
Le temps est venu où je dois tirer une ligne sur ma vie, afin de pouvoir partager la coupe de vin de mon bien aimé.
Alors je rendrai lumineux par sa beauté l'œil de mon cœur, et ma main touchera son cou en gage d'union. »
« Ce n'est ni par des prétentions, ni par des vanteries, répondit la huppe, qu'on peut devenir commensal du Simorg au Caucase.
N'exalte pas tant et si amplement l'amour que tu crois ressentir pour lui,car il n'est pas donné à tout le monde de le posséder.
Il faut que le vent du bonheur s'élève pour écarter le voile de la face de ce mystère. Alors le Sîmorg t'attirera dans sa voie,
et il te fera asseoir tout seul dans son harem. Si tu as la prétention d'aller en ce lieu sacré, n'oublie pas que ton soin principal
doit être d'arriver au sens des choses spirituelles; car ton amour pour le Sîmorg ne serait pour toi qu'un tourment sans réciprocité.
Il faut pour ton bonheur que le Sîmorg t'aime lui-même. »
Attar appuie d'intéressantes anecdotes cette doctrine , que dans l'amour de Dieu la créature doit être l'objet passif; qu'elle doit répondre
à la grâce, mais que d'elle-même elle ne peut rien.
Songe d'un disciple de Bâyazîd
Après que Bâyazîd eut quitté le palais du monde, un de ses disciples le vit cette nuit-là même en songe, et demanda à ce pîr excellent comment il avait pu échapper
à Munkir et à Nakîr. » Lorsque ces deux anges, répondit le soufi, m'ont interrogé, moi, malheureux, au sujet du Créateur, je leur ai dit : « Cette demande ne peut être
parfaite ni de votre part, ni par rapport à moi, car si je dis : « Il est mon Dieu et voilà tout, » ce discours n'exprimera qu'un désir de ma part. Mais il n'en serait
pas ainsi, si vous vouliez retourner auprès de Dieu et lui demander ce qu'il pense de moi. S'il m'appelle son serviteur, voilà mon affaire : vous saurez que je le suis
en effet. Dans le cas contraire, il est évident que Dieu m'abandonne aux liens qui me serrent. Il n'est pas facile d'obtenir l'union avec Dieu. A quoi me servirait-il
donc de l'appeler mon Seigneur ? S'il n'agrée pas mon service, comment aurais-je la prétention de l'avoir pour maître ? J'ai courbé, il est vrai, ma tête sous son pouvoir ;
mais il faut encore qu'il m'appelle son esclave. »
Si l'amour vient de son côté, c'est une preuve que tu es digne de cet amour ; mais lorsque l'amour vient de ton côté, c'est seulement parce qu'il te convient.
Si Dieu se joint volontiers à toi, tu peux, à juste titre, être comme du feu par l'effet de ton contentement. C'est Dieu qui peut tout en cela et non l'homme :
sache-le bien, ô toi qui es sans mérite ! Comment celui qui ignore les choses spirituelles trouvera-t-il l'intelligence de mes paroles ?
Le derviche brûlant d'amour pour Dieu
Un derviche était tourmenté par la violence de l'amour, et il était agité comme la flamme par sa passion. Son âme était dévorée par le feu de son amour,
et les flammes de son cœur brûlaient sa langue. L'incendie courait de l'esprit au cœur; la plus grande peine l'assaillait.
Il était dans l'agitation au milieu du chemin; il pleurait, et tenait, en gémissant, ce langage: Le feu de mon amour brûle mon âme et mon
cœur, comment pleurerais-je lorsque ce feu aura consumé toutes mes larmes?
Une voix du monde invisible lui dit: Cesse désormais d'avoir ces prétentions Pourquoi dire des absurdités relativement à Dieu?
Le derviche répondit: comment aurais-je agi ainsi de mio-même? Mais c'est Dieu lui-même, sans doute, qui a produit en moi ces sentimens.
Un être tel que moi pourrait-il avoir l'audace et la témérité de prétendre posséder pour ami un être tel que lui?
Qu'ai-je fait, moi? Quant à lui, il a fait ce qu'il a fait, et voilà tout. Lorsque mon cœur a été ensanglanté, il a bu le sang, et voilà tout.
Puis il t'a poussé et t'a donné accès auprès de lui. Prends garde de ne rien mettre de toi-même dans ta tête. Qui es-tu, pour que dans
cette grande affaire, tu étendes un seul instant to pied hors de l'humble tapis des derviches? Si Dieu joue avec toi au jeu de l'amour, ô
mon enfant! c'est qu'il joue avec son ouvrage. Quant à toi, tu n'es rien et tu ne peux rien; mais l'approche de la créature vers le Créateur
effacera la nullité. Si tu te mets toi-même en avant, tu seras libre à la fois de la religion et de la vie.
Mahmûd dans une salle d'étuve
Une nuit Mahmud, ayant le cour serré, alla trouver un chauffeur de bain. Ce dernier le fit asseoir convenablement sur la cendre, étendit de la braise dans la salle
pour le réchauffer, et ensuite se hâta de mettre devant lui du pain sec. Le roi avança la main, et mangea avidement le pain ; puis il dit en lui-même : « Si cette nuit
ce chauffeur se fût excusé de me recevoir, je lui aurais tranché la tête. » A la fin, lorsque le roi voulut se retirer, le chauffeur lui dit : " Tu as vu cet endroit ;
tu as connu mon lit, ma nourriture et mon palais ; tu as été mon convive sans être prié. Si la même chose t'arrive une autre fois, viens aussitôt, en mettant promptement
et vivement le pied dans le chemin. Quoique tu ne m'aimes pas, sois content ; dis au baigneur de bien étendre de la braise. En réalité, je ne suis ni plus ni moins que
toi ; mais cependant, comment pouvoir t'être comparé dans mon abjecte position ? "
Le roi du monde fut satisfait de ce langage, et sept autres fois il vint être le commensal de cet homme. La dernière fois il l'engagea à lui demander enfin quelque
chose. « Si ce mendiant, répondit-il, venait à demander quelque chose, le roi ne le lui accorderait pas. » - « Demande, lui dit le roi, ce que tu voudras, quand ce
serait de quitter ce chauffoir pour être roi. » - « Je désire seulement, répliqua-t-il, que le roi soit de temps en temps mon hôte. Ma royauté consiste à voir son visage ;
la couronne de ma tête, c'est la poussière de ses pieds. Sire, tu dispenses bien des grâces de ta main ; mais jamais ce qui m'est arrivé n'est arrivé à aucun chauffeur
de bains. Un chauffeur assis auprès de toi dans un chauffoir vaut mieux qu'un roi dans un jardin sans toi. Puisque c'est par ce chauffoir que m'est venu mon bonheur,
ce serait une infidélité de ma part que de le quitter. C'est ici que ma réunion à toi s'est effectuée ; comment donnerais-je ce moment de bonheur pour le royaume des
deux mondes ? Tu as rendu par ta présence ce chauffoir lumineux ; qu'y a-t-il de meilleur que toi-même que je puisse te demander ? Que périsse l'âme de celui dont
le cour inquiet peut choisir quelque chose de préférence à toi ! Je ne-désire ni la royauté, ni l'empire ; ce que je désire de toi, c'est toi-même. Il suffit que tu
sois roi : ne me donne pas la royauté ; viens seulement quelquefois être mon hôte. »
Son amour t'est nécessaire, voilà le fait ; mais le tien ne peut que lui être à charge et incommode. Si tu aimes Dieu, recherche aussi d'être aimé de lui,
ne retire pas ta main du pan de sa robe. Mais tandis que l'un recherche cet amour toujours ancien et toujours nouveau, l'autre désire deux oboles d'argent comptant
des trésors du monde : il méconnaît ce qu'il possède ; il quête une goutte d'eau, tandis que l'Océan est à sa disposition.
Les deux porteurs d'eau
Un porteur d'eau chargé de son liquide vit en avant de lui un autre porteur d'eau, et tout de suite il lui demanda de l'eau. Mais ce dernier lui dit : « Ô toi qui
ignores les choses spirituelles ! puisque toi-même tu as de l'eau, pourquoi n'en bois-tu pas ? » L'autre répliqua : « Donne-moi de l'eau, toi qui es en possession
de la science spirituelle, car je suis dégoûté de ma propre eau. »
Adam avait le cour rassasié des vieilles choses, et c'est ce qui l'engagea à se porter hardiment vers le blé, chose nouvelle pour lui. Il vendit toutes les
vieilles choses pour un peu de blé ; il brûla tout ce qu'il avait pour du blé. Il devint borgne. La peine de l'amour s'éleva de son cour à sa tête ;
l'amour vint et frappa pour lui le marteau de la porte. Lorsqu'il fut anéanti dans l'éclat de l'amour, les choses vieilles et nouvelles disparurent à la fois,
et il en fut ainsi de lui-même. Quand il ne lui resta plus rien, il agit sans rien ; ce qu'il possédait il le joua pour rien. Mais il n'est donné ni à moi
ni à tout le monde d'être dégoûté de soi et de mourir tout à fait à soi-même.
Demande d'un dix-huitième oiseau
Un autre oiseau dit à la huppe :
« Je crois que j'ai acquis, quant à moi, toute la perfection dont je suis capable, et je l'ai acquise par des austérités pénibles.
Puisque j'obtiens ici le résultat que je désire, il m'est difficile de m'en aller de ce lieu.
As-tu jamais vu quelqu'un quitter un trésor pour s'en aller péniblement errer dans la montagne et dans la plaine ? »
La huppe répondit : « Ô caractère diabolique, plein d'orgueil ! Toi qui es enfoncé dans l'égoïsme et qui as de l'éloignement pour agir,
tu as été séduit par ton imagination et tu t'es éloigné du champ de la connaissance des choses divines.
L'âme concupiscente a eu le dessus sur ton esprit; le diable a pris possession de ton cerveau. L'orgueil s'est emparé de toi et t'a complètement dominé.
La lumière que tu crois avoir dans la voie spirituelle n'est que du feu, et le goût que tu as pour les choses du ciel n'est qu'imaginaire.
L'amour extatique et la pauvreté spirituelle que tu crois avoir ne sont qu'une vaine imagination : tout ce dont tu te flattes n'est autre chose qu'impossibilité.
Ne te laisse pas séduire par la lueur qui t'arrive du chemin; tant que ton âme concupiscente est avec toi, sois attentif.
Tu dois combattre un tel ennemi l'épée à la main : comment quelqu'un pourrait-il en cette circonstance se croire en sûreté ?
Si une fausse lumière se manifeste à toi de ton âme concupiscente, tu dois la considérer comme la piqûre du scorpion, pour laquelle il te faut employer du persil.
N'accepte pas la lueur de cette impure lumière; puisque tu n'es pas le soleil, ne cherche pas à être plus que l'atome.
Que l'obscurité que tu trouveras dans le chemin où je veux t'engager ne te désespère pas,
et que la lumière que tu y rencontreras ne te donne pas la présomption d'être compagnon du soleil.
Tant que tu demeureras, ô mon cher, dans l'orgueil de ton existence, tes lectures et tes efforts ne vaudront pas plus qu'une obole.
C'est seulement quand tu renonceras à cet orgueil que tu pourras abandonner sans regret la vie; car,
si l'orgueil de l'existence ne te subjuguait pas, tu n'éprouverais pas la douleur du néant.
Mais il te faut au moins quelque peu de la nourriture de l'existence; et avec elle l'infidélité et l'idolâtrie.
Et cependant si tu viens un instant seulement à l'existence, les flèches du malheur t'atteindront de toutes parts.
Tant que tu vivras en effet, tu devras asservir ton corps aux douleurs de l'âme et courber ton cou sous cent adversités;
tant que tu existera visiblement, le monde te fera subir cent vexations. »
Anecdote sur le schaïkh Abu Bekr de Nischâpûr
Le schaïkh Abû Bekr de Nischâpûr partit de son couvent à la tête de ses disciples. Le schaïkh était sur son âne, et ses compagnons le suivaient dans le chemin.
Tout à coup l'âne fit entendre un bruit inconvenant ; le schaïkh s'en aperçut aussitôt, il jeta un cri et déchira sa robe. Ses disciples et tous ceux qui s'aperçurent de
l'action du schaïkh ne l'approuvèrent pas. Un d'eux finit par lui demander pour quel motif il avait agi ainsi. Il répondit : « En jetant les yeux de tous côtés je voyais le
chemin occupé par mes compagnons. J'avais des disciples devant et derrière moi, et je me dis alors : « Je ne suis pas moins en réalité que Bâyazîd.
De même qu'aujourd'hui je suis agréablement accompagné de disciples empressés, ainsi demain sans doute j'entrerai fièrement avec la joie de la gloire et de l'honneur
dans la plaine de la résurrection. » Ce fut, ajouta-t-il, lorsque j'eus ainsi présumé de mon destin, que l'âne a commis l'incongruité dont vous avez été témoins et par laquelle
il a voulu dire : « Voici la réponse que donne un âne à celui qui a une telle prétention et une pensée si vaine. » C'est alors que le feu du repentir est tombé sur mon âme,
que mes idées ont changé et que s'est écroulée ma position imaginaire. »
Tant que tu seras dans la stupéfaction et la séduction de l'orgueil, tu resteras éloigné de la vérité. Chasse la stupéfaction, brûle l'orgueil et les suggestions de la nature corrompue.
Ô toi qui changes à chaque instant ! toi qui as un Pharaon dans la racine de chacun de tes cheveux, tant qu'il restera de toi un atome, il sera empreint de fausseté.
Mets-toi à l'abri de toute idée d'individualité, et par là tu seras l'ennemi des deux mondes. Si tu détruis en toi le moi pendant un jour seul, tu seras lumineux quand même tu
resterais toute la nuit dans l'obscurité. Ne prononce pas le mot moi, toi qui à cause du moi es tombé dans cent malheurs, si tu ne veux pas être tenté par le diable.
Entretien de Dieu avec Moïse
Dieu dit un jour à Moïse en secret : « Demande un bon mot à Satan. » Quand donc Moïse vit Eblis sur son chemin, il lui demanda de lui dire un bon mot. « Garde toujours en souvenir,
répondit le diable, ce seul axiome : ne dis pas moi, pour ne pas devenir comme moi. »
Tant qu'il te restera tant soit peu de vie extérieure tu auras en partage l'infidélité et non le service (de Dieu). L'inaction est le terme de la voie spirituelle ; la renommée de
l'homme de bien est dans le mauvais renom ; car s'il réussit à arriver au terme de ce chemin, cent moi s'y briseront la tête en un instant.
Anecdote allégorique
Un dévot disait : « Il est avantageux pour un novice d'être dans les ténèbres. En effet, tant qu'il n'est pas entièrement perdu dans l'océan de la bonté (divine), aucune direction
n'existe pour lui ; car, si quelque chose lui paraît manifeste, il en est séduit et devient alors infidèle. »
Ce qui est en toi d'envie et de colère, les yeux des hommes le voient et non tes propres yeux. Tu as un coin de ton être plein de dragons, et par négligence tu les as délivrés.
Tu les as entretenus jour et nuit, tu les as choyés et nourris. Or, si tu aperçois de l'impureté dans ton intérieur, pourquoi rester ainsi insouciant ?
Le schaïkh et le chien
Un chien impur reposait sur la poitrine d'un schaïkh, qui ne retira pas le pan de sa robe. Quelqu'un lui dit : « O toi qui es recommandable par ta dévotion ! pourquoi ne te gares-tu
pas de ce chien ? » - « Ce chien, répondit le schaïkh, a un extérieur impur ; mais, en réalité, cette impureté n'est pas évidente à mon intérieur. Ce qui à l'extérieur est manifeste
à son égard m'est caché à l'intérieur. Puisque mon intérieur est comme l'extérieur du chien, comment aurais-je de l'aversion pour lui, puisqu'il me ressemble ? Lorsque la moindre
chose obstrue ton chemin, qu'importe que tu sois arrêté par une montagne (koh) ou par une paille (kâh) ? »
Le derviche à longue barbe
Il y avait du temps de Moïse un derviche qui était en adoration jour et nuit. Il n'éprouvait cependant ni goût ni attraction (pour les choses spirituelles) ; il ne recevait pas de
chaleur du soleil de sa poitrine. Or il avait une belle barbe, sur laquelle il passait souvent le peigne. Un jour il vit Moïse de loin, il alla auprès de lui et lui dit :
« Ô général du mont Sinaï ! demande à Dieu, je t'en prie, de me faire savoir pourquoi je n'éprouve ni satisfaction spirituelle ni extase. »
Lorsque Moïse fut sur le Sinaï, il exposa le désir du sofi ; mais Dieu lui dit d'un ton de déplaisir : « Quoique ce derviche ait recherché avec amour mon union, toutefois il est
constamment occupé de sa barbe. » Moïse alla rapporter au sofi ce qu'il venait d'entendre, et ce dernier arracha aussitôt sa barbe, mais en pleurant. Gabriel accourut alors auprès
de Moïse et lui dit : « Encore en ce moment ton sofi est préoccupé de sa barbe ; il l'était lorsqu'il la peignait et il l'est encore en l'arrachant actuellement. »
C'est un mal que de rester un instant sans s'occuper de Dieu, dans quelque position que l'on soit. »
O toi qui crois avoir cessé de t'occuper de ta barbe ! tu es noyé dans cet océan de sang. Lorsque tu en auras tout à fait fini avec ta barbe, alors tu pourras avec raison
voguer sur cet océan. Mais si tu veux t'y plonger avec cette barbe, elle te gênera pour le traverser.
Autre anecdote sur un homme à longue barbe
Un sot, qui avait une grande barbe, tomba accidentellement dans la mer. Un passant le vit, et lui dit : « Rejette de ta tête cette besace. » - « Ceci n'est pas une besace, répondit
celui qui se noyait ; mais c'est ma barbe, et ce n'est pas la barbe qui me gêne. » Le passant répliqua : « Puisque ceci est ta barbe, plonge ton corps ; mais elle te fera périr ! »
Ô toi qui, comme la chèvre, n'as pas honte de ta barbe ! tu ne dois pas non plus avoir honte de l'enlever. Tant que tu auras une âme concupiscente et un démon à tes trousses,
l'orgueil de Pharaon et d'Aman sera ton partage. Tourne le dos au monde, comme Moïse, et alors tu pourras saisir par la barbe ce Pharaon. Prends donc ce Pharaon par la barbe
et tiens-le ferme ; combattez bravement ensemble en vous tenant par la barbe. Mets le pied dans le chemin spirituel et renonce à ta barbe. Jusques à quand t'en occuperas-tu ?
Ah ! marche en avant ! Si ta barbe ne te donne que du tourment, tu ne dois pas en avoir souci un seul instant. Celui qui marche avec intelligence dans la voie de la religion
néglige sa barbe. Fais plus attention à toi-même qu'à ta barbe, et fais de ta barbe le tapis de la table du chemin spirituel. En fait d'eau, il ne faut au spiritualiste que
des larmes de sang ; il ne lui faut en fait de cour qu'un kabâb. S'il est comme le foulon, il ne voit pas le soleil, et, s'il est l'arroseur, il n'attend pas le nuage d'eau.
Le sofi qui lave ses vêtements
Lorsqu'un sofi venait à laver de temps en temps sa robe, il arrivait que les nuages obscurcissaient le monde. Un jour que la robe du sofi était sale, bien qu'il fût en souci par
rapport au temps, il alla chez un épicier pour avoir de la potasse, et, précisément, les nuages parurent. Le sofi dit alors : « Ô nuage qui te montres ! disparais, car j'achète
du raisin sec en secret.[ Pourquoi viens-tu ? je n'achète pas de la potasse.
À cause de toi, combien de potasse n'ai-je pas perdue ; mais je me lave les mains de toi au moyen du savon. »
Demande d'un dix-neuvième oiseau Un autre oiseau dit à la huppe :
« Dis-moi, toi qui as acquis de la célébrité, comment je dois faire pour jouir du contentement dans ce voyage.
Si tu me le dis, mon trouble diminuera, et je consentirai à me laisser diriger dans cette entreprise.
Il faut, en effet, à l'homme une direction pour ce voyage lointain, afin qu'il n'ait pas d'appréhension pour la route qu'il doit parcourir.
Puisque je ne veux pas accepter la direction du monde invisible, je repousse, à plus forte raison, la fausse direction des créatures. »
« Tant que tu vivras, répondit la huppe, sois contente par le souvenir de Dieu, et garde-toi de tout indiscret parleur.
Si ton âme possède ce contentement, ses soucis et ses chagrins s'évanouiront.
Tel est, dans les deux mondes, le propre du contentement des hommes. C'est par cela que la coupole du ciel est en mouvement.
Demeure en Dieu dans le contentement, tourne comme le ciel, par amour pour lui.
Si tu connais quelque chose de meilleur, dis-le, ô pauvre oiseau ! pour que tu sois heureux au moins un instant. »
Le contemplatif en extase
Un fou en Dieu, chose étonnante, était dans un lieu montagneux, vivant nuit et jour au milieu des panthères. Il tombait de temps en temps en extase, et son état extatique se
communiquait même aux personnes qui venaient au lieu où il était. Pendant vingt jours il restait en cet état anomal, pendant vingt jours il sautait et dansait du matin au soir,
et il disait toujours : « Nous deux ne faisons qu'un ; nous ne sommes pas plusieurs, sache cela, ô toi qui es tout joie et non tristesse ! »
Comment pourrait-il mourir celui dont le cour est avec Dieu ? Donne ton cour à Dieu, car il aime l'ami de cour. Si ton cour éprouve l'atteinte de son amour, la mort aura-t-elle
quelque prise sur toi ?
Anecdote sur un ami de Dieu
Un ami de Dieu pleurait au moment de mourir. On lui en demanda la raison. « Je pleure, dit-il, comme le nuage printanier, parce qu'en ce moment il me faut mourir et que la chose
m'afflige. Je dois donc gémir actuellement ; car, comment mourir, puisque mon cour est déjà avec Dieu ? » Un de ses intimes lui dit alors : « Puisque ton cour est avec Dieu,
si tu meurs, tu feras une bonne mort. » Le sofi répondit : « La mort peut-elle avoir lieu pour celui dont le cour est uni à Dieu ? Mon cour est uni à lui ; ainsi ma mort me paraît
impossible. Si tu es réjoui une fois seulement par la contemplation de ce secret, tu ne pourras être contenu dans le monde. Celui qui est satisfait de son existence
(Comme faisant partie du grand tout) perd son individualité et devient libre. Sois éternellement content de ton ami, pour être en lui comme la rose dans son calice.
Anecdote allégorique
Un homme recommandable disait : « Depuis soixante et dix ans je suis constamment en extase dans le contentement et le bonheur, et, dans cet état, je participe à la souveraine majesté
et je m'unis à la Divinité même. Quant à toi, tandis que tu es occupé à rechercher les fautes d'autrui, comment te réjouiras-tu de la beauté du monde invisible ? Si tu recherches
les fautes avec un oil scrutateur, comment pourras-tu jamais voir les choses invisibles ? Débarrasse-toi d'abord de tes fautes, puis sois véritablement roi par l'amour des choses
invisibles. Tu sépares en deux un cheveu pour les fautes des autres, mais tu es aveugle pour tes propres fautes. Occupe-toi de tes propres défauts ; alors, quand même tu aurais été
coupable, tu seras agréé de Dieu. »
Les deux ivrognes
Un homme s'était enivré au point de perdre la raison et d'être dans l'état le plus déplorable, car l'ivresse à laquelle il s'abandonnait lui avait fait entièrement perdre l'honneur.
Comme il avait bu ce qui était limpide et ce qui était trouble, sa tête et ses pieds étaient à la fois perdus par suite de sa fâcheuse condition. Un passant vit cela avec déplaisir ;
il mit dans un sac cet homme ivre, et il le portait ainsi à son domicile, lorsqu'il rencontra dans le chemin un homme également pris de vin. Ce second ivrogne ne pouvait marcher
que soutenu par d'autres personnes, car il était complètement ivre. Lorsque celui qui était dans le sac vit cet autre dans ce fâcheux état, il lui dit : « Ô malheureux ! il fallait
boire deux coupes de moins que moi, afin de pouvoir marcher « comme moi libre et seul. »
Cet homme vit donc la position de son confrère et non la sienne ; or notre état n'est pas différent. Tu vois les défauts parce que tu n'aimes pas et que tu n'es pas susceptible
d'éprouver ce sentiment. Si tu avais la moindre connaissance de ce que c'est que l'amour, les défauts de l'objet aimé te paraîtraient de bonnes qualités.
L'amant et la maîtresse
Un homme brave et impétueux comme un lion fut pendant cinq ans amoureux d'une femme. Cependant on distinguait une petite taie à l'oil de cette belle ; mais cet homme ne s'en apercevait
pas, quoiqu'il contemplât fréquemment sa maîtresse. Comment en effet cet homme, plongé dans un amour si violent, aurait-il pu s'apercevoir de ce défaut ? Toutefois son amour finit par
diminuer ; une médecine guérit cette maladie. Lorsque l'amour pour cette femme eut été altéré dans le cour de celui qui l'aimait, il reprit facilement son pouvoir sur lui-même.
Il vit alors la difformité de l'oil de son amie, et lui demanda comment s'était produite cette tache blanche. « Dès l'instant, répondit-elle, que ton amour a été moindre, mon oil a
laissé voir son défaut. Lorsque ton amour a été défectueux, mon oil l'est aussi devenu pour toi. Tu as rempli ton cour de trouble par l'aversion que tu éprouves actuellement ;
mais regarde, ô aveugle de cour ! tes propres défauts. Jusques à quand rechercheras-tu les défauts d'autrui ? Tâche plutôt de t'occuper de ceux que tu caches soigneusement.
Lorsque tes fautes seront lourdes pour toi, tu ne feras pas attention à celles d'autrui. »
Le préfet de police et l'ivrogne
Le préfet de police frappa un jour un homme ivre. Ce dernier lui dit : « Ne fais pas tant de fracas, car tu te permets aussi des choses illicites ; tu apportes l'ivresse et la
jettes dans le chemin. Tu es toi-même beaucoup plus ivre que moi ; mais personne ne s'aperçoit de cette ivresse. Ainsi désormais ne me tourmente pas, et demande aussi justice
contre toi-même. »
Demande d'un vingtième oiseau Un autre oiseau dit à la huppe :
« Ô chef du chemin ! Que demanderai-je au Simorg si j'arrive au lieu qu'il habite ?
Puisque par lui le monde sera lumineux, pour moi j'ignore ce que je pourrai lui demander.
Si je savais quelle est la meilleure chose au monde, je la demanderais au Simorg quand j'arriverai au lieu qu'il habite. »
La huppe répondit : « Ô insensé ! quoi ! tu ne sais que demander ? Mais demande donc ce que tu désires le plus !
Il faut que l'homme sache ce qu'il doit demander. Or le Simorg vaut mieux lui même que tout ce que tu peux souhaiter.
Apprendras-tu sur lui dans le monde avec toute la diligence possible, ce que tu veux en savoir ?
Celui qui a senti l'odeur de la poussière qui couvre le seuil de sa porte pourrait-il s'en éloigner jamais,
quand même on voudrait l'y décider par des présents ? »
Anecdote sur le schaïkh Rudbâr
Au moment de mourir, Bû Ali Rubdâr prononça ces mots : « Mon âme est arrivée sur mes lèvres dans mon attente des biens éternels. Toutes les portes du ciel sont ouvertes, et l'on a
placé pour moi un trône dans le paradis. Les saints qui habitent le beau palais de l'immortalité s'écrient de leur voix de rossignol : « Entre, ô vrai amant ! sois reconnaissant ;
puis marche avec joie, car personne n'a jamais vu ce lieu. »
« Si j'obtiens ta faveur et ta grâce, mon âme ne lâchera pas la main de la certitude. Ai-je besoin de tout ce dont on me parle, et que tu m'as fait attendre pendant ma longue vie ?
Mon intention n'est pas de courber la tête pour le moindre présent, comme les gens occupés de désirs temporels. Mon âme a été créée dans ton amour ; je ne connais donc ni le ciel
ni l'enfer. Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que toi. Je te connais, mais je ne connais ni la religion, ni l'infidélité ;
je laisse tout cela si tu le laisses. Je suis à toi, je te désire, je te connais ; et toi, tu es à moi, et mon âme est à toi. Toi seul m'es nécessaire dans le monde ;
tu es pour moi ce monde-ci et l'autre monde. Satisfais tant soit peu le besoin de mon cour blessé, manifeste un instant ton amour pour moi. Si mon âme se retire tant soit peu de
toi, je consens à ce que tu me prives de la vie, car je ne respire que par toi. »
Paroles de Dieu à David
Dieu très haut dit une fois à l'intègre David : « Annonce ceci de ma part à mes serviteurs, c'est à savoir : ô poignée de terre ! si je n'avais pour récompense et pour punition
ni le ciel ni l'enfer, mon service ne vous serait-il pas désagréable ! S'il n'y avait ni lumière ni feu, vous occuperiez-vous de moi ? Mais, puisque je mérite le respect suprême,
vous devez m'adorer alors sans espoir ni crainte ; et cependant, si vous n'étiez tenus par l'espoir ou par la crainte, penseriez-vous à moi ? Toutefois il convient,
puisque je suis toujours votre Seigneur, que vous m'adoriez du fond du cour. Dis donc à mes serviteurs de retirer la main de tout autre que moi, et de m'adorer comme je le mérite. »
« Rejette entièrement tout ce qui n'est pas moi, brûle-le ensuite et réunis-en la cendre ; puis répands cette cendre, afin que, dispersée par le vent de l'excellence,
il n'en reste pas de trace. Lorsque tu auras agi ainsi, ce que tu cherches se manifestera alors de cette cendre. Si Dieu permet que tu t'occupes de l'éternité et des houris,
sache sûrement qu'il t'a éloigné de lui-même. »
Anecdote sur Mahmûd et Ayâz
Mahmûd appela un jour son favori Ayâz; il lui remit sa couronne, le fit asseoir sur son trône, et lui dit: Je te donne mon royaume et mon armée; règne, car ce pays est à toi.
Je désire que tu exerces la royauté et que tu mettes à la Lune et au Poisson la boucle d'oreille de l'esclavage.
Lorsque tous ceux qui compposaient l'armée de Mahmûd, tant cavaliers que fantassins, eurent entendu ces paroles, leurs yeux s'obscurcirent par l'effet de la jalousie.
"Jamais dans le monde, s'écrièrent-ils, un roi n'a fait à un esclave tant d'honneur." De son côté, l'intelligent Ayâz se mit à pleurer abondamment en apprenant la volonté
du sultan; mais tous lui dirent : " Tu es fou, tu ne sais pas ce que tu fais, tu es dépourvu d'intelligence. Puisque tu es parvenu à la royauté, toi qui n'es qu'un
esclave, pourquoi pleurer? Assieds-toi dans le contentement." Ayâz leur répondit sans hésiter : " Vous êtes loin du chemin de la vérité, car vous ne comprenez pas que
le roi de la grande assemblée me renvoie ainsi loin de sa présence. Il me donne de l'occupation afin que je reste séparé de lui, au milieu de l'armée. Il veut que je
gouverne son royaume, et moi je ne veux pas m'éloigner du roi un seul instant. Je veux bien lui obéir, mais je ne veux pas le quitter. Qu'ai-je affaire de son
royaume et de son gouvernement? mon bonheur est de voir sa face."
Si tu étudies les choses spirituelles et si tu connais la vérité, apprends d'Ayâz la manière de servir (Dieu). Ô toi qui est resté désœuvré nuit et jour!
occupé seulement de tes premiers désirs vulgaires, tandis que chaque nuit, comme pour te donner l'exemple, ô ambitieux! Ayâz descend du sommet de la puissance.
Quant à toi, tu n'éprouves de désir spirituel ni nuit ni jour, et tu ne remues pas de ta place, comme un homme sans instruction. Ayâz descend du haut de l'excellence,
et toi, tu es venu ensuite et tu t'es tenu en garde. Hélas! tu n'es pas l'homme qu'il faut. A qui pourras-tu dire enfin ta douleur?
Tant que le paradis et l'enfer seront sur ta route, comment ton esprit connaîtrat-il le secret que je t'annonce? Mais lorsque tu laisseras ces deux
choses, l'aurore de ce mystère s'élèvera de la nuit. Le jardin du paradis n'est pas ailleurs pour les indifférents; car l'empyrée est réservé aux gens de cœur.
Quant à toi, renonce, comme les gens spirituels, à l'un et à l'autre, passe outre sans y attacher ton cœur. Lorsque tu y auras renoncer et que
tu en demeureras séparé, serais-tu femme, que tu deviendras un homme spirituel.
Le jeu de mots qui termine celle dernière tirade d'Attar rappelle l'idée défavorahle qu'ont des femmes les musulmans. L'état d'asservissement
où ils les tiennent généralement détruit en effet souvent en elles toutes les vertus, et les remplace par lous les vices. Les contes arabes, miroir
fidèle des mours de l'Orient, sont pleins des traits de la sottise et de la perfidie des femmes musulmanes . Dans les ouvrages sérieux, le
sujet est traité gravement. C'est ainsi que nous lisons dans W'ila, l'historien hindoustani de Scher-Schâh : « Les sages ont dit qu'on ne doit
pas avoir confiance aux femmes, qu'il ne faut pas leur confier son secret ni les consulter sur aucune affaire, et qu'il est surtout essentiel de leur
cacher son trésor. Celui, ajoute-t-il, qui est épris d'amour pour une femme au point d'être dominé par sa passion, doit au moins le lui
laisser ignorer, pour qu'elle n'en abuse pas. Lorsqu'une femme comprend qu'on s'est laissé prendre dans le filet de son amour et qu'on
ne peut vivre un instant sans elle, elle ne vous obéit plus, que dis-je! elle vous considère comme son esclave. Les sages disent que les femmes
sont à la fois remarquables par leur manque d'intelligence et par leurs ruses et leurs fourberies. »
Prière de Râbiah
Râbiah dit un jour à Dieu : « Ô toi qui connais le secret des choses ! accomplis les désirs mondains de mes ennemis et donne à mes amis l'éternité de la vie future ; mais, quant à moi,
je suis libre de ces deux choses. Si je possédais ce monde-ci ou le futur, je tiendrais peu à être en intimité avec toi. Mais c'est de toi seul, ô mon Dieu ! que j'ai besoin ;
tu me suffis. Si je tournais mes regards vers les deux mondes, ou si je désirais autre chose que toi, je me considérerais comme infidèle. »
Celui qui possède Dieu possède tout ; un pont est jeté pour lui sur les sept océans. Tout ce qui est et tout ce qui sera est allégorique, si ce n'est le Seigneur excellent.
Tu trouveras le pareil de tout ce que tu cherches, à l'exception de lui seul ; quant à lui, il est sans pareil, et il existe nécessairement.
Autres Paroles de Dieu adressées à David
Le Créateur du monde parla en ces termes à David de derrière le voile du mysère: " Tout ce qui existe dans le monde, bon ou mauvais, visible ou
invisible, tout cela n'est que substitution, si ce n'est moi-même , à qui tu ne trouveras pas de remplaçant ni pareil.
Puisque rien ne peut être substitué à moi, ne cesse pas d'être avec moi. Je suis ton âme, ne te sépare pas de moi.
Je te suis nécessaire, tu es dans ma dépendance. Ne sois pas un instant insouciant au sujet de l'Être nécessaire. Ne cherche pas à exister sans moi.
Ô toi qui vis plein de désirs dans le monde! toi qui es plongé jour et nuit dans les soucis qu'entraînent ces désirs, n'oublie pas que celui que tu as
reconnu comme digne de ton culte doit être ton unique but dans les deux mondes. Le monde visible te vend son néant; mais, pour toi, prends garde
de ne pas vendre Dieu pour rien au monde. Tout ce que tu lui préfères est une idole qui te rend infidèle, et tu es également coupable si tu te préfères à lui. »
Le sultan Mahmûd et l'idole de Sommât
L'armée de Mahmud trouva à Somnât l'idole nommée Lât. Les Hindous s'empressèrent d'offrir, pour la sauver, dix fois son pesant d'or ; mais Mahmud refusa nettement de la vendre,
et il fit allumer un grand feu pour la brûler. Un de ses officiers se permit de dire : « Il ne convient pas de détruire cette idole, il vaut mieux accepter ce qu'on propose et
prendre l'or qu'on offre. » - « Je craindrais, répondit Mahmûd, qu'au jour du compte suprême le Créateur ne dit, devant l'univers assemblé :
« Ecoutez ce qu'ont fait Azar et Mahmûd : le premier a sculpté des idoles, et le second en a vendu. »
On raconte que lorsque Mahmud eut fait mettre le feu à l'idole de ces adorateurs du feu, il sortit de l'intérieur de la statue cent manns de pierres précieuses, et Mahmud obtint
ainsi gratuitement ce qui était désiré. Mahmud dit alors : « Lât méritait ce traitement, et Dieu m'a récompensé de mon action. »
Ah ! brise toi-même les idoles auxquelles tu rends un culte, afin de ne pas périr misérablement comme cette idole. Consume ton âme, comme Mahmûd consuma cette idole,
par l'amour de ton divin ami, afin que tu fasses sortir les pierres précieuses de dessous la face extérieure. Lorsque le cri d'alast retentira à ton oreille, ne diffère pas
de répondre oui. Tu t'es lié avant d'exister par cet engagement ; ne manque pas de l'accomplir aujourd'hui. Puisque tu as pris avec Dieu cet engagement antérieur, comment
te serait-il loisible de le nier actuellement ? Toi donc qui as accepté dans l'origine l'engagement d'alast et qui voudrais le renier actuellement, puisque tu l'as pris
positivement à cette époque, comment y désobéiras-tu aujourd'hui ? Tu ne peux éviter de remplir ta promesse ; comporte-toi donc en conséquence, exécute fidèlement ce que
tu as accepté, et n'agis pas par subterfuge.
Autre anecdote sur Mahmûd
Lorsque Mahmud, le flambeau des rois, eut quitté Ghazna pour faire la guerre aux Hindous, et qu'il aperçut leur innombrable armée, son cour fut rempli de tristesse, à cause de cette
multitude, et il fit vou, ce jour-là, au Roi de toute justice, en disant : « Si j'obtiens la victoire sur cette armée, je consacrerai aux derviches de la voie spirituelle tout
le butin qui tombera en mes mains. » Lors donc que Mahmud eut été victorieux, on réunit un énorme butin au-delà de toute proportion, au-delà de ce qu'auraient pu imaginer cent
esprits sages. Comme donc ces visages noirs furent mis en déroute et qu'on eut obtenu ce butin, qui dépassait toute prévision, le roi dit à un de ses officiers : « Envoie ce butin
aux derviches, car j'ai fait ce vou à Dieu dès le commencement, et je dois agir avec droiture par rapport à mon pacte et à mon engagement. » Mais tout le monde se récria, et
dit : « Comment ! donner tant d'argent et d'or à une poignée de gens sans valeur ! Ou donne-le à l'armée, qui a été en butte aux attaques de l'ennemi, ou bien ordonne de le
déposer dans le trésor. » Le sultan, troublé par l'incertitude, resta interdit entre sa promesse et cet avis unanime. Sur ces entrefaites, Bû Huçaïn, fou spirituel, qui était
intelligent, mais sans éducation, passa au milieu de cette armée. Lorsque Mahmûd l'eut aperçu de loin, il dit : « Faites approcher cet insensé, demandez-lui ce que je dois faire,
et j'agirai comme il le dira. Puisqu'il ne tient ni au sultan, ni à l'armée, il donnera librement son avis. » Le roi du monde fit donc alors venir ce fou, et lui raconta la chose.
Celui-ci, hors de lui, dit ces mots : « Sire, il est ici question pour toi de deux oboles ; mais, si tu veux agir convenablement envers Dieu, ne pense plus, ô mon cher, à ces deux
oboles ; et si tu remportes encore une victoire par sa grâce, aie honte d'en retirer deux oboles. Ainsi, puisque Dieu t'a donné la victoire et t'a fait réussir, quelle chose
peut t'appartenir qui n'appartienne pas à Dieu ? »
Mahmud répandit cet or en aumônes, et devint un grand monarque.
Demande d'un vingt et unième oiseau
Un autre oiseau dit à la huppe :
« Ô toi qui veut nous conduire auprès de la majesté inconnue ! quelle est la chose la plus appréciée à cette cour ?
Si tu nous l'indiques, nous porterons ce qu'on y préfère. Il faut aux rois des dons précieux;
il n'y a que les gens vils qui se permettent de se présenter devant eux les mains vides. »
« Ô toi qui m'interroges ! répondit la huppe, si tu veux suivre mon avis, tu porteras au pays du Simorg ce qu'on n'y trouve pas.
Est-il en effet convenable d'emporter d'ici ce qui se trouve déjà Là se trouve la science; là se trouvent les secrets;
là se trouve abondamment l'obéissance passive des êtres spirituels.
Portes-y donc l'ardeur de l'âme et la peine de l'esprit, parce que personne ne doit donner autre chose.
Si un seul soupir d'amour parvient en ce lieu, il y portera le parfum du cœur.
Ce lieu est consacré à l'essence de l'âme et non à sa vile enveloppe.
Si l'homme peut y pousser un soupir, il sera aussitôt en possession du salut. »
On sait en effet qu'on ne se présente généralement pas, en Orient, devant un roi ou même un supérieur sans lui offrir un présent, nommé
en persan nazar, sorte de tribut par lequel on reconnaît sa dépendance. Ce fut ainsi que les mages, qu'on appelle Rois
non pas qu'ils le fussent réellement, mais parce qu'on donne ce titre aux sages dans l'Orient; que les mages, dis-je, offrirent chacun un
présent au Sauveur: le premier de l'or, le second de la myrrhe, et le troisième de l'encens, produits de leurs pays, et qui représentent, ainsi
qu'il est dit dans la prose de l'Epiphanie de notre belle liturgie parisienne, si supérieure à celle de Rome, la charité, l'austérité, le désir, et
par lesquels les mages reconnaissent Jésus-Christ comme roi (spirituel), et comme Homme-Dieu. Or, je ferai remarquer en passant que l'or
qu'on a supposé en poudre ou en lingot devait être plutôt monnayé, comme il est encore d'usage de l'offrir dans l'Inde. Le mot qui est
employé dans le texte de l'Evangile signifie une pièce d'or aussi bien que de l'or en général.
Anecdote sur Joseph et Zalikha
A l'époque où Zalikha était en possession de son rang et de sa dignité, elle fit mettre un jour Joseph en prison, et elle dit à un de ses esclaves : « Place-le là à l'instant
et donne-lui cinquante coups de et bâton. Déploie une telle force sur le corps de Joseph que j'entende ses plaintes de loin. » Cet esclave ne se soucia pas d'exécuter sa mission,
car il vit le visage de Joseph, et son cour ne lui permit pas d'agir. Cet excellent homme avait aperçu une peau d'animal, et ce fut sur cette peau qu'il frappa avec énergie.
A chaque coup que frappait manifestement l'esclave, Joseph pleurait abondamment. Lorsque Zalikha entendit de loin ces cris, elle dit : « Frappe plus fort, car tu es trop indulgent. »
Alors l'esclave dit à Joseph : « Ô toi qui es aussi brillant que le soleil ! si Zalikha te regarde, comme elle ne verra sur toi aucune blessure de bâton, nul doute qu'elle ne me
punisse sévèrement. Découvre donc tes épaules et affermis ton cour, puis supporte les coups de bâton que je t'appliquerai. Si tu éprouves de la douleur de ces coups, elle verra du
moins les marques qui en résulteront. » Joseph découvrit alors son corps, et ses cris parvinrent jusqu'au ciel. L'esclave éleva la main et lui donna des coups de bâton tels que
Joseph tomba par terre. Lorsque, cette fois, Zalikha eut entendu ses cris, elle dit : « C'est assez, car ces cris ont produit leur effet. Auparavant, ses soupirs n'étaient rien ;
mais, cette fois, ils sont bien réels. »
Quand même il y aurait pour un deuil cent pleureurs mercenaires, le soupir de l'homme affligé serait seul effectif. S'il y avait un cercle de cent personnes affligées formant un
anneau, l'homme vraiment affligé en serait le chaton. Tant que tu ne posséderas pas le véritable amour, tu ne seras pas digne de figurer dans le rang des hommes spirituels ;
mais celui qui participe au tourment et à l'ardeur de l'amour, trouvera-t-il du repos jour et nuit ?
Le maître et son esclave
Un individu avait un esclave nègre très actif, qui avait purifié ses mains des choses du monde, et qui priait toute la nuit jusqu'à l'aurore, animé des intentions les plus droites.
Son maître lui dit un jour :" Diligent esclave, lorsque tu te lèves pendant la nuit, réveille-moi aussi, pour que je fasse l'ablution et que je prie avec toi. " Le nègre lui répondit :
« Celui qui aime à rechercher, la voie spirituelle n'a pas besoin d'être réveillé. Si tu ressentais cet amour, tu te réveillerais de toi-même et tu ne resterais pas jour et nuit dans
l'inaction spirituelle. Lorsqu'il faut que quelqu'un te réveille, il vaut autant qu'une autre personne te remplace pour ta prière. Celui qui n'éprouve pas ce sentiment et cet amour
mérite d'être enseveli sous la poussière, car il n'est pas homme de la voie spirituelle ; mais celui qui a façonné son cour à cet amour n'appartient plus ni au ciel ni à l'enfer. "
Anecdote sur le schaïkh Bû Ali Tuci
Bû Ali Tuci, qui était un des grands pîrs de son siècle, marchait dans la vallée de la diligence et de l'attention. Je ne connais personne qui ait jamais reçu autant de grâces et
qui soit arrivé à un tel degré d'honneur spirituel. Or il disait : « Dans l'autre monde, les malheureux damnés distingueront clairement les habitants du paradis, qui pourront leur
dire d'une manière positive ce qu'il en est réellement des joies du paradis et du goût de l'unification. » Or les bienheureux confesseront alors ceci : « Les joies vulgaires
n'existent pas dans le ciel, parce que, dans ce séjour parfait, le soleil de la beauté divine nous est apparu. Lorsque cette beauté s'est manifestée à nous, les huit paradis
ont été, par confusion, dans les ténèbres. Devant l'éclat de cette beauté qui dilate l'âme, il n'est resté de l'éternité bienheureuse ni nom ni trace. »
Lorsque les habitants du Paradis exprimeront ainsi leur position, les gens de l'enfer leur répondront : « Ô vous pour qui le ciel et le paradis ne sont plus rien ! nous sentons que
ce que vous dites est réel ; car pour nous, qui habitons un lieu horrible, où nous sommes plongés dans le feu de la tête aux pieds, lorsque nous avons su d'une manière évidente
que le déplaisir et la vexation avaient lieu à notre égard de la part de l'ami ; que nous avons appris que nous avons encouru la colère de Dieu et que c'est ainsi que nous avons
été éloignés de sa face, notre cour mécontent a enlevé de notre souvenir le feu de l'enfer par le feu du regret. Partout où ce feu-là produit son effet, il brûle l'âme et le cour
des amants. Celui que l'affliction assaille dans sa voie pourra-t-il manifester son zèle ? Il faut que tu supportes la douleur, l'affliction, la blessure. Il faut que tu y trouves
du goût et le repos. Si tu arrives blessé dans ce lieu, tu seras le mahram du boudoir de l'âme. Si tu es blessé, ne le dis à personne, ajoute blessure sur blessure, et ne
t'en plains pas.
Demande faite à Mahomet
Un homme demanda humblement au Prophète la permission de faire la prière sur son tapis. Le maître ne le lui permit pas, en lui disant : « A cette heure, la terre et le sable sont
brûlants. Place ton visage sur le sable brûlant et sur la terre du chemin, puisque tous ceux qui sont blessés d'amour doivent en avoir l'empreinte sur le visage. Lorsque tu aperçois
une blessure à l'âme, il est convenable que la cicatrice soit visible à l'extérieur. Tant qu'on ne voit pas de cette façon la cicatrice du cour, comment peut-on te considérer
comme blessé ? Montre la cicatrice du cour, car dans l'emplacement de l'amour on connaît les gens de cour par leur blessure apparente. »
Demande d'un vingt deuxième oiseau Un autre oiseau dit à la huppe :
« Ô toi qui connais le chemin dont tu parles et où tu veux nous accompagner ! la vue doit s'obscurcir dans cette route, car, en effet, elle paraît très-pénible et longue
de bien des parasanges. »
« Nous avons, répondit la huppe, sept vallées à franchir, et ce n'est qu'après ces vallées qu'on découvre le palais du Simorg.
Personne n'est revenu dans le monde après avoir parcouru cette route; on ne saurait connaître de combien de parasanges en est l'étendue.
Puisqu'il en est ainsi, comment veux-tu qu'on puisse t'instruire à ce sujet et calmer ton impatience ?
Insensé que tu es, tous ceux qui sont entrés sur cette route s'y étant égarés pour toujours, comment pourraient-ils t'en donner des nouvelles ?
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